La réalité smart grid peine à se matérialiser. Face à ce constat, BIP Enerpresse a invité, mardi 11 mars 2014, trois experts du domaine afin de débattre des raisons de cette inertie. Un débat plus difficile à organiser qu'à l'accoutumée, a expliqué Joël Spaës, le rédacteur en chef d'Enerpresse, qui a regretté l'absence des acteurs les plus importants du secteur…
Et pourtant, les smart grids font l'objet d'un intérêt rarement rencontré pour les sujets techniques associés à l'énergie. La consultation de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) sur le développement des réseaux électriques intelligents en basse tension traduit cet engouement puisqu'elle a connu un vif succès avec plus de 80 réponses envoyées. De même, les projets fleurissent et plus d'une centaine, abordant toutes les briques des réseaux électriques intelligents, ont été lancés en réponse, notamment, à de nombreux appels à projets. Il y en a même un peu trop, estime Fabien Choné, directeur général délégué stratégie et énergie de Direct Energie, qui juge qu'il est difficile de tout suivre. Dans cette optique, la CRE a créé un groupe de travail dédié pour faire remonter les retours d'expérience.
Néanmoins, cet intérêt n'est apparu que progressivement, rappelle Didier Laffaille, chef du département technique à la CRE. En 2007, la première étude commandée par la CRE à Cap Gemini montrait que si les opérateurs pris dans leur ensemble escomptaient des bénéfices, le sous-groupe des gestionnaires de réseau s'attendait à supporter des coûts supérieurs aux bénéfices. Si aujourd'hui les gestionnaires de réseau perçoivent mieux les bénéfices qu'ils peuvent escompter des réseaux intelligents, la somme des investissements à réaliser, chiffrés en dizaines de milliards d'euros, modère l'enthousiasme.
Amérique du Nord et Europe s'opposent
Pour Patrice Mallet, directeur de l'activité conseil du secteur des utilités publiques et de l'énergie chez Accenture, il n'est pas étonnant que le déploiement des smart grids avance lentement. "La route n'est pas forcément droite et elle est très longue", estime le consultant qui juge qu'en 2030 les réseaux électriques resteront des réseaux hybrides. "Avec un compteur intelligent on peut déjà faire beaucoup de choses", nuance Fabien Choné qui prévient cependant que "sans concurrence, Linky ne sert à rien".
Aujourd'hui, si tout le monde emploie les mêmes termes, il semble que les attentes sont très différentes selon les acteurs, comme le montre une étude réalisée par Accenture en 2013 auprès de gestionnaires d'énergie. Interrogés sur les bénéfices attendus des smart grids, les acteurs européens placent en tête l'intégration des énergies renouvelables, l'ensemble des répondants l'ayant citée. En revanche, en Amérique du Nord, cet avantage n'a été cité que par 67% des acteurs interrogés et il se classe en sixième et dernière place des bénéfices attendus…
Outre-Atlantique, les acteurs placent en tête de leur préoccupation l'amélioration de la fiabilité du réseau et les réponses en cas de panne (97% des acteurs interrogés l'ont citée), un bénéfice qui ne figure qu'en quatrième position en Europe, avec 72% des acteurs l'ayant évoqué. Accenture attribue ces différences importantes aux disparités entre les cadres réglementaires et à des niveaux variables d'intégration des opérations de production, transport et distribution au sein des acteurs du secteur.
L'appétence naturelle du consommateur est quasi nulle
Quant à savoir non plus quels sont les bénéfices, mais plutôt qui en profitera, le modèle "reste flou", estime le consultant d'Accenture. C'est aussi ce que souligne en creux la remarque du représentant de Direct Energie sur le peu d'intérêt de Linky sans concurrence réelle : il faudra partager les coûts et bénéfices entre différents acteurs qui se livrent une lutte économique. Entre les doutes sur les bénéfices et leur partage incertain, l'attentisme règne.
"On attend beaucoup des démonstrateurs et on attend les modèles d'affaire", résume le représentant de la CRE, justifiant les différentes perceptions des acteurs du marché électrique. Cette étape de clarification devrait s'opérer en 2014 et 2015. Actuellement, le principal objectif est d'identifier les améliorations législatives, réglementaires et régulatoires nécessaires au développement des smart grids. Ensuite, viendra le temps de l'adaptation des règles du jeu qui déterminera, de fait, des gagnants et des perdants.
Enfin, pour le représentant de Direct Energie, il existe "un frein très important et souvent oublié" : le consommateur. Selon Fabien Choné, l'acceptation est un frein majeur au déploiement des smart grids. Il déplore en particulier qu'"on ne demande jamais l'avis du consommateur", soulignant que les consultations concernent avant tout les industriels. Or, "l'appétence naturelle du consommateur est quasi nulle", explique-t-il, estimant que "le consommateur a visiblement besoin d'accompagnement". Selon lui, ce ne sont pas tant les informations fournies par le distributeur d'énergie qui changeront la situation, mais plutôt les offres et services proposés.