Hervé Le Treut : Les activités humaines sont à l'origine de l'augmentation brutale des gaz à effet de serre dans l'atmosphère ; sa signature isotopique l'atteste. Le méthane provient en grande partie de la décomposition sans oxygène de la matière organique ; le CO2 de la combustion de matière organique souvent fossile. En s'accumulant, ces deux gaz absorbent le rayonnement infrarouge émis par la Terre et l'empêchent de s'échapper dans l'espace, ce qui provoque le réchauffement planétaire observé. À quantité équivalente, le pouvoir d'absorption est plus grand pour le méthane que pour le CO2. Dans l'atmosphère, ces gaz connaissent un cycle de recyclage naturel que, là aussi, les activités humaines déséquilibrent. Notamment pour le méthane, dont le cycle naturel est fortement modifié par les émissions anthropiques : la concentration atmosphérique du méthane a été multipliée par presque trois depuis l'ère pré-industrielle. Pour le CO2, moins sujet à des perturbations du cycle naturel, cette augmentation est quand même de 30%. La durée de vie principale du CO2 dans l'atmosphère est supérieure à 100 ans, tandis que la moitié du méthane disparaît par une chimie interne au bout de 12 ans environ. Cela a joué dans le fait qu'il ait été oublié dans le discours public. Depuis quelques années, la concentration atmosphérique de méthane augmente moins vite. Mais avec le dégel du permafrost sous les glaciers, elle pourrait s'accélérer.
AE : Vous avez récemment publié un article dans La Recherche intitulé « Réchauffement climatique : importance du méthane », coécrit avec Benjamin Dessus, président de Global Chance et Bernard Laponche, expert en politiques énergétiques. Pourquoi ce signal d'alerte à l'heure où la communauté internationale semble enfin prendre la mesure du réchauffement de la planète ?
HLT : Il y a comme une dérive lente dans l'usage du terme « équivalent CO2 », qui dit qu'une tonne de méthane a un effet sur le changement climatique comparable à celui de 21 tonnes de CO2. Cet équivalent CO2 est basé sur le concept de « Potentiel de réchauffement global » ou PRG et dépend de l'échéance à laquelle on veut s'intéresser. Il y a ni faute ni tromperie, mais une facilité d'usage qui a banalisé une définition particulière de l'équivalent CO2, qui s'est étendue dans des domaines où elle n'est pas la plus adaptée. C'est en particulier le cas quand on évoque des objectifs destinés à empêcher une évolution climatique à court terme ou quand on prend en considération l'élimination de sources d'émissions pérennes, continues dans le temps. Or, il y a justement une focalisation plus marquée du Groupe 3 du GIEC (dédié aux problèmes socio-économiques associés au changement climatique) ou des négociations en cours sur ces enjeux de « court » terme.
AE : Selon le 4ème Rapport du GIEC, le degré de réchauffement de l'atmosphère ne doit pas dépasser 2°C par rapport à l'ère pré-industrielle, sans quoi le changement climatique aura des conséquences irréversibles. Comment passe-t-on de ce résultat scientifique à la mise en œuvre efficace de politiques de réduction des gaz à effet de serre ?
HLT : Le changement climatique peut être abordé du point de vue des causes (la concentration en gaz à effet de serre) ou des effets (le niveau de réchauffement). Ce niveau de réchauffement atmosphérique est lié au cumul des concentrations de gaz à effet de serre au fil du temps : depuis l'instant de leur émission jusqu'à l'horizon temporel où l'on souhaite estimer l'effet de réchauffement. Pour mettre en œuvre des politiques de réduction du risque de changement climatique, on décline cette idée de seuil de température en essayant de déterminer les seuils correspondant d'émission de gaz à effet de serre : les fameux objectifs contraignants et urgents discutés actuellement. Le siècle à venir est déterminant : il dessine une période sur laquelle on est sûr que va se développer le problème climatique. C'est pourquoi la date de 100 ans, qui est aussi l'échelle de la présence du CO2 dans l'atmosphère, est devenue une sorte de référence pour déterminer l'échéance des simulations climatiques, et aussi comme une référence dans la définition du PRG. Mais c'est un choix en partie arbitraire, qui, bien qu'il se soit imposé comme un standard, n'est pas adapté à toutes les situations.
AE : Mais c'est à l'échelle des dix ans passés que la fonte des glaciers s'est accélérée, vient d'affirmer l'Organisation mondiale de la météorologie (OMM). Ne peut-on pas définir des politiques de réduction des gaz à effet de serre à plus court terme ?
HLT : Progressivement, on se rend compte de l'enjeu d'une limitation du réchauffement à des échelles de temps plus courtes. Et justement, le PRG d'un gaz est lié à son cumul sur une période de temps (entre une année d'émission et une année horizon où l'on évalue sa présence dans l'atmosphère), comparé au même cumul effectué pour le CO2. Selon les calculs du GIEC, le PRG du méthane est égal à 21 après une période de 100 ans, d'où l'équivalent CO2 habituel. Mais il est égal à 90 après une période dix ans et à 80 au bout de quinze ans. À l'horizon 2020, il est donc de 80 à 90. Le PRG du méthane est égal à 49 après une période de quarante ans et à 45 après 45 ans. À l'horizon 2050, il est donc de 45 à 49. À ces deux échéances, prises comme base de référence des objectifs contraignants de l'Union européenne, du protocole de Kyoto etc., le PRG du méthane est donc bien supérieur à 21 !!
AE : Ainsi la tonne d'équivalent CO2 à la base du marché du Carbone et des politiques de réduction des gaz à effet de serre serait dépourvue de sens ?
HLT : Elle a un sens précis mais limité, et ceci d'autant plus que si l'on supprime une source pérenne de méthane, la limitation du réchauffement climatique à une échéance donnée est plus grande que ne le laisse suggérer l'équivalent CO2 tel qu'il est utilisé actuellement - encore plus si l'échéance est courte. À court terme, capter les émanations de méthane d'une décharge est très efficace. Si on définit des politiques publiques, il faut avoir conscience de cette complexité. Si on développe un marché du carbone, on choisit une valeur et il faut bien comprendre ce qu'elle signifie. Je trouve dommage que beaucoup de décideurs n'aient pas toujours conscience de ces complexités. On ne peut s'appuyer sur des notions trop simples du point de vue conceptuel pour mettre en œuvre des marchés économiques impliquant des financements importants, sans en payer un jour le prix, par exemple en cas de réajustement. Si on veut faire des efforts rapides, quand tous les indicateurs climatiques montrent que le réchauffement se produit déjà, il est nécessaire de ne pas oublier le méthane –même si l'effort sur le CO2 doit rester dominant.
AE : Justement, la Commission de l'Union européenne chargée de l'énergie vient de signer le protocole d'adhésion au «Methane to Markets», dont sont déjà membres quatre Etats européens (Allemagne, Italie, Pologne et Royaume-Uni), est ce une bonne nouvelle ?
HLT : Je ne sais pas, je ne connaissais pas l'existence de ce marché.