Directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale
Actu-Environnement : L'eau, service public essentiel, est pourtant invisible pour la plupart des citoyens : c'est le constat que vous avez pu faire en interrogeant des opérateurs publics de l'eau. Quelles en sont les raisons ?
Laurence Lemouzy : Dans le cadre des 2es Rencontres nationales de l'eau publique, organisées par France Eau publique, nous avons réalisé un travail d'enquête basé sur plus d'une vingtaine d'entretiens qualitatifs. Nous avons demandé à des acteurs publics, des élus, quels étaient leur sentiment, le constat qu'ils faisaient sur la politique dont ils avaient la charge et, souvent, le terme d'invisibilité revenait.
Plusieurs raisons ont été avancées. Tout d'abord, ce service public fonctionne : nous constatons rarement une rupture d'eau au robinet. Or, comme les trains qui arrivent à l'heure, nous n'en parlons pas quand cela fonctionne. Autre explication : la distribution de l'eau correspond à une activité de réseaux, souterraine, cachée. Elle est invisible dans l'espace public. Nous voyons les fils électriques de l'alimentation énergétique, mais rarement les tuyaux qui passent sous nos pieds. Une cause également mise en avant est que le principal lien entre les professionnels de l'eau et les usagers est désormais la facture. Ce qui induit un phénomène de distanciation et une perte de la signification du service public pour aller davantage vers la marchandisation d'un bien. Enfin, le dernier point est qu'il existe de plus en plus d'enjeux techniques liés à l'eau et de structures qui se professionnalisent.
Face à cette technicité, les élus peuvent être désemparés quand ils prennent leur mandat. Il y a un temps d'acculturation très important. Par ailleurs, beaucoup d'instances au niveau territorial s'occupent de l'eau, cela induit des incompréhensions et une sensation d'éclatement. Chacun travaille dans son sillon. Ce qui peut donner le sentiment que cette compétence n'est pas stratégique… alors même que le contexte général du changement climatique, du fait à la fois des inondations et des sécheresses, forme une toile de fond qui montre que l'eau est bien un enjeu.
AE : Vous avez également mis en évidence des paradoxes dans ce secteur lors des entretiens : pouvez-vous nous les présenter ?
LL : Des entretiens que nous avons menés, nous avons extrait des paradoxes dont celui de la rareté et du partage : les opérateurs publics doivent en effet à la fois préserver la ressource mais en même temps développer le territoire, ce qui implique de construire des zones d'activité, recevoir de plus en plus d'habitants, et donc accroître la consommation d'eau.
Le second paradoxe est celui de l'invisibilité de l'eau, alors que les professionnels qui travaillent dans ces métiers ont bien souvent le sentiment de participer à une mission qui dépasse la seule activité professionnelle pour participer au collectif.
Un troisième paradoxe est que l'eau est une compétence verticale alors que le cycle de l'eau oblige à une solidarité territoriale et entraîne une responsabilité partagée. Si l'eau ruisselle sur des terres fortement nourries aux pesticides, à l'aval, il y aura une nécessité de traitement plus important…
Enfin, même si elle est maintenue en orbite, l'eau est en interdépendance avec les autres politiques publiques et pourrait être le précurseur d'un nouveau modèle de coopération territoriale. Aucune compétence ne devrait négliger la prise en compte de l'eau dans sa stratégie. Il faudrait inciter les acteurs à se sceller les uns aux autres, à faire éclater les barrières culturelles pour mieux travailler ensemble…
AE : Comment l'eau pourrait être le précurseur d'un nouveau modèle de coopération territoriale ?
LL : L'eau est l'élément idéal pour faire prendre conscience qu'il est temps, non pas d'avoir des injonctions du haut vers le bas, mais de travailler sur un mode de la coopération. Nous ne pouvons pas saucissonner la gestion publique de l'eau. Il est impossible de ne pas travailler avec les bassins-versants et toute la chaîne des acteurs lors de la circulation de l'eau jusqu'à notre robinet !
L'ensemble des acteurs publics, que ce soit les régions, les départements, les intercommunalités, sont à la recherche du mirage du territoire pertinent. Ils se demandent à quelle échelle déployer leur politique publique. Pour l'eau, l'échelle est donnée d'emblée par son cycle. Les acteurs publics de l'eau doivent se coordonner ensemble, mais également avec les utilisateurs comme le monde agricole, les industries…
AE : La tendance ne semble pas aller dans ce sens, comment cela pourrait s'inverser ?
LL : La tendance s'inscrit dans l'ADN de la décentralisation : depuis les années 1980, il y a eu des découpages pour contenter les différents échelons en leur donnant un bout de telle compétence, un bout de telle autre, et faire passer la pilule de cette décentralisation à la française. Nous avons fait « une France de petites patries » selon l'expression de Daniel Behar (1) : nous avons reproduit des modèles assez centralisés à des échelles territoriales.
Il n'en demeure pas moins que les temps bougent, il y a une subsidiarité active qui pousse les élus, de plus en plus à des échelles territoriales, à se dire qu'ils sont moins, aujourd'hui, faiseurs de politique publique qu'un accompagnateur, qu'un homme ou une femme qui chaîne les compétences les unes aux autres. Il n'y aura pas de projet de loi pour imposer la culture de la coopération, mais peut-être un réveil des mobilisations, y compris chez les maires ou les départements. Avec l'idée de ne plus travailler seuls, mais en se « chaînant ». Sans cela, il n'y a plus de moyens d'action. Cela va être long, c'est presque une révolution mentale qu'il faut mener : il y a la révolution pour les acteurs publics des échelons territoriaux, mais également la révolution entre l'État et les collectivités, où les injections du haut vers le bas ont du mal à passer.
Il y a aussi l'idée – qui fait aussi partie de l'imaginaire – que l'uniformité garantit l'égalité. Or, les préoccupations de l'eau sur le territoire breton ne sont pas celles du plateau de l'Aubrac. Les acteurs doivent se déployer en fonction du territoire présent. Ce n'est pas la peine d'avoir une superposition de cartographies institutionnelles en tous points pareils sur le territoire, si le bon sens ne le veut pas. L'urgence des enjeux fait que nous allons doucement, mais sûrement, y arriver.