Si l'humanité continue d'imposer sa marque sur Terre, l'idée d'en discuter comme d'une nouvelle époque géologique – l'Anthropocène – semble (pour l'instant) révolue. Le 4 mars dernier, après un mois de débats, une vingtaine de scientifiques ont voté contre l'identification de l'Anthropocène en tant qu'époque géologique succédant à l'Holocène, laquelle a débuté à la fin de la dernière grande glaciation, il y a environ 12 000 ans.
La fin du dossier Anthropocène ?
Ce rejet, partagé par 66 % des votants, a été formellement confirmé par la Commission internationale de stratigraphie (ICS), qui régit ce type de travaux, puis ratifiée par l'Union internationale des sciences géologiques (IUGS), qui représente la profession, le 19 mars. De fait, le Groupe de travail sur l'Anthropocène (AWG), qui avait été constitué en 2009 pour formuler une proposition susceptible de trancher la question, a été clos. Un vote et une décision que plusieurs chercheurs, membres de l'ICS, désapprouvent.
Le vote a été réalisé sur la base d'une proposition présentée par les chercheurs de l'AWG en juillet 2023. Celle-ci portait sur le lieu-candidat pour servir de point de référence nécessaire à la caractérisation de l'Anthropocène. Il s'agissait du lac Crawford, près de Toronto au Canada, dont les couches sédimentaires contiendraient le marqueur de l'entrée dans cette nouvelle époque géologique – la première façonnée par l'humanité. Ces sédiments comportent en effet d'importantes traces de plutonium, seul témoin des essais nucléaires américains effectués au début des années 1950. Une empreinte indélébile à l'échelle géologique dont seule l'humanité est responsable.
Une controverse scientifique à plusieurs facettes
Cette proposition – et, en l'occurrence, l'existence même de l'Anthropocène au niveau géologique – n'a pas été retenue pour plusieurs raisons. Premièrement, certains chercheurs ne considèrent pas ce marqueur comme étant le seul pouvant traduire de l'entrée dans une nouvelle époque. « Que s'est-il passé à l'aube de l'agriculture ? Et que dire de la révolution industrielle, ou encore de la colonisation des Amériques ou de l'Australie ? », arguait l'un des membres de l'AWG, le géologue danois Jan Piotrowski, au journal américain The New York Times.
Enfin, il y a ceux qui refusent d'admettre la possibilité d'une nouvelle époque « anthropogénique » et ceux qui vont même jusqu'à remettre la procédure en cause. Dans le premier camp, le secrétaire général de l'IUGS, le géologue américain Stanley Finney, maintient, dans le magazine Science, que la volonté d'officialiser formellement l'existence de l'Anthropocène n'était qu'une « campagne publicitaire » depuis le début. Constat partagé par son homologue britannique, Philip Gibbard, à la tête de l'ICS, qui déclare que « l'affaire est close ».
Dans le camp adverse, Jan Zalasiewicz et Martin Head, les deux scientifiques britanniques à la tête de la sous-commission de l'ICS supervisant les travaux de l'AWG, affirment, dans une tribune pour The Conversation, ne pas avoir voulu voter du fait de la « controverse entourant la procédure ». Ils évoquent par ailleurs la déclaration dans la presse des résultats du vote, avant leur ratification formelle, et demandent qu'une « enquête soit menée pour annuler le vote », soutenant en outre que de trop nombreuses preuves suffisent à confirmer la pertinence géologique de l'Anthropocène. « Il y a moins d'un siècle, les engrenages qui se sont mis à tourner lors de la révolution industrielle se sont accélérés et ont continué à modifier radicalement, irrémédiablement, la géologie de notre planète, soulignent les deux chercheurs. Ils sont les marqueurs d'une nouvelle époque. Il vaut mieux pour nous tous l'admettre, si nous voulons en digérer les conséquences. »
La sémantique ne clôt pas le débat
Comme le veut le fonctionnement de l'ICS, une pause de dix ans a été instituée durant laquelle le cas de l'Anthropocène ne pourra malheureusement pas être à nouveau formellement débattu. Cela étant, la communauté des géologues ne refuse en rien l'utilisation « informelle » du terme, que ce soit au sein de leur profession ou des sphères politiques, économiques et citoyennes. « L'Anthropocène demeure un inestimable dénominateur commun de l'impact de l'humanité sur le système Terre. » D'autant que, pendant ce temps, les activités humaines continuent, inlassablement, de franchir les limites planétaires.