Après l'euphorie, l'attentisme ? Alors que de nombreux pays ont placé l'hydrogène vert au coeur de leur stratégie de décarbonation et qu'une multitude de projets ont été annoncés tout au long de la chaîne de valeur, la filière connaît pourtant un ralentissement.
La crise énergétique, l'inflation et des perturbations dans la chaîne d'approvisionnement ont remis en question la rentabilité de certains investissements et questionné la compétitivité de la solution hydrogène, dans l'industrie mais aussi dans la mobilité. « Cet environnement économique difficile va désormais mettre à l'épreuve la détermination des développeurs d'hydrogène, et aussi celle des décideurs politiques, à mener à bien les projets planifiés, analysait Fatih Birol, directeur de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), lors de la publication de l'édition 2023 de sa revue « Global Hydrogen Review », fin septembre. De plus grands progrès sont nécessaires en matière de technologie, de réglementation et de création de la demande pour garantir que l'hydrogène décarboné puisse réaliser son plein potentiel », poursuivait-il. L'AIE a appelé ainsi à la mise en place rapide de mécanismes de soutien public pour encourager la production, mais aussi le développement des usages. Et apporter l'éclaircie attendue par de nombreux acteurs.
L'industrie plutôt frileuse
En France, la stratégie nationale entend décarboner certains secteurs industriels grâce à l'hydrogène vert. Il s'agit d'abord de remplacer ce gaz produit à partir de combustibles fossiles, mais aussi de miser sur des ruptures technologiques pour répondre aux forts besoins en chaleur du secteur.
Résultat : pour diviser par deux ses émissions en dix ans, l'industrie mise d'abord sur la capture et le stockage (CSC) du CO2 (8 MtCO2éq), puis sur la biomasse (7,1 MtCO2eq) et enfin sur l'hydrogène (5,5 MtCO2eq).
Le prix du nucléaire sera déterminant
Sur l'hydrogène vert, « la question du prix de l'électricité est centrale, analyse Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). La réforme du marché européen de l'électricité a pour but de donner de l'espace économique aux énergies renouvelables et de permettre d'avoir un marché avec une part de long terme plus importante », notamment à travers le développement des contrats pour différence (CFD) et des contrats d'achat direct (PPA).
420 GW de production d'ici à 2030 ?
Selon les chiffres de l'AIE, fin 2022, la capacité mondiale de production d'hydrogène par électrolyse était de 700 mégawatts (MW). Elle a atteint 1 100 MW en octobre 2023. La Chine représente à elle seule la moitié des volumes supplémentaires. Des volumes qui devraient encore significativement augmenter par la suite. L'AIE a dénombré 420 GW de projets annoncés d'ici à 2030 (dont 6,5 GW en France), les trois quarts à partir d'énergies renouvelables et un quart à partir de fossiles, avec captage et stockage de carbone (CSC). Ce qui pourrait représenter, si tous ces projets se réalisent, une production annuelle d'hydrogène bas carbone de 38 millions de tonnes. En un an, les coûts de production de l'hydrogène vert ont augmenté de 30 à 65 %, indique l'Hydrogen Council dans une note publiée en décembre. La raison ? Des dépenses d'investissements et un coût du capital plus élevé, des énergies renouvelables plus coûteuses.
Cependant, les premières annonces autour de la mise sur le marché à 100 % du nucléaire après 2025 (et la fin de l'Arenh (1) ) et d'un prix plafond à 70 euros le mégawattheure (MWh) n'ont pas été de nature à rassurer les acteurs. « Sur cette question, on est sur un angle mort. De façon opérationnelle, 70 €/MWh ne sera d'aucune utilité et ne permet en aucun cas à l'hydrogène vert de trouver sa place. Mais les annonces gouvernementales prévoient des contrats à long terme : cela devrait améliorer la profondeur du marché », estime Philippe Darmayan, ancien président d'ArcelorMittal, chargé de la mission ministérielle sur les contrats à long terme d'électricité. L'État a en effet donné six mois à EDF et aux gros consommateurs d'électricité pour s'entendre sur des contrats de ce type. « L'idée fondamentale est de "dérisquer" un peu et d'arriver à donner de la visibilité et de la stabilité aux prix de l'électricité », indique Emmanuelle Wargon.
Mais de nombreuses questions restent en suspens. « Nous avons besoin d'investissements : pas plus de 2,5 GW de production d'hydrogène sont engagés en France aujourd'hui. Il va falloir que les projets se lancent et que certains prennent le risque. Or les contrats pour différence requièrent une avance très importante à EDF, qui ne peut être financée que par la qualité financière des projets. Très peu de projets hydrogène y répondent. […] Il va falloir qu'on invente un mécanisme complémentaire pour permettre à l'électrolyse de l'eau d'être compétitive, comme des solutions sur le carbone évité… », analyse Philippe Darmayan. Le coût du CSC pourrait également être un déterminant dans l'avancée, ou non, des projets hydrogène.
Des aides à la production
Pour l'heure, la France et l'Union européenne ont mis en place des mécanismes de soutien à la production. En novembre 2023, une première enchère a été lancée par la Banque européenne d'investissements (BEI), avec une enveloppe de 800 millions d'euros, pour soutenir une première salve de projets. Ceux-ci bénéficieront d'une prime verte afin d'assurer, sur dix ans, un prix de l'hydrogène produit en deçà de 4,50 euros le kilogramme (1,50 €/kg pour l'hydrogène produit par vaporeformage). « Mais ce mécanisme ne soutient que les projets d'électrolyse à partir d'électricité renouvelable », regrette Philippe Boucly, président de France Hydrogène.
La France doit, de son côté, lancer un premier appel d'offres, début 2024, pour soutenir, au total, 1 GW de production. Les projets bénéficieront d'un soutien à
l'investissement, mais aussi à la tonne produite « pour ramener le prix à la tonne dans une zone compétitive », explique Emmanuelle Wargon. Dans les deux cas, ces mécanismes seront revus et réajustés si nécessaire, après ces premières sessions pilotes.
Les prix de production dépendront également des volumes produits. Devraient ainsi cohabiter des projets plus ou moins importants, plus ou moins chers. « Le prix n'est pas forcément le même selon l'application. Au stade où l'on est, il faut regarder le niveau de compétitivité relative par activité : ammoniac, acier, mobilité…, estime l'ancien P-DG d'ArcelorMittal. Je vois un marché relativement flexible avec de petits projets locaux sur la mobilité à des niveaux de prix plus élevés que pour l'industrie. » Pour la mobilité en effet, l'hydrogène viendra concurrencer des combustibles aux prix particulièrement élevés. Les tensions sur ce paramètre seront certainement moindres.
Et les importations ?
L'industrie pourrait, de son côté, choisir de se tourner vers l'importation d'hydrogène vert pour obtenir des prix plus bas. « L'hydrogène est un des sujets sur lequel on a le plus de dispersion sur les trajectoires que l'on peut prendre », analyse Thomas Veyrenc, qui a piloté les travaux de RTE sur les Futurs énergétiques 2050. Le gestionnaire de réseau de transport d'électricité a revu à la hausse les besoins d'électricité nécessaires à une production nationale d'hydrogène (65 TWh d'électricité en 2035 pour produire 1,5 Mt d'hydrogène), mais souligne les incertitudes : « Nous avons également inclus des analyses qui montrent la possibilité et la compétitivité des imports d'hydrogène ou de dérivés d'hydrogène, sur lesquels il y a une compétition internationale ou intra-européenne plus forte. » Selon l'Hydrogen Council (groupement d'entreprises favorables à l'hydrogène), d'ici à 2030, un facteur quinze pourrait s'appliquer entre les prix les plus bas et les plus élevés. La raison ? Le coût et les volumes de l'électricité renouvelable selon les régions mais aussi, et surtout, le niveau du soutien public. Ainsi, les États-Unis font aujourd'hui la course en tête grâce à leur loi « Inflation Reduction Act ». D'ici à 2050, l'Hydrogen Council prédit un aplanissement de ces différences, avec un prix qui pourrait se situer entre 1,50 et 3,50 dollars le kilo d'hydrogène.
Mais d'ici là, de nombreux arbitrages devront être faits. Que l'on mise sur une forte production nationale, des importations importantes ou un mix des deux, la question des coûts du transport, de la distribution et du stockage doit être abordée. Des travaux sont en cours sur ces sujets. Ils devront éclairer sur les coûts de ces infrastructures, leur horizon, mais aussi leur régulation. « Si la seule option d'approvisionnement en hydrogène décarboné est une importation à des coûts de transport élevés, certaines industries pourraient être tentées de délocaliser vers des pays où produire de l'hydrogène vert sera moins coûteux », prévient l'Institut Montaigne.
Les conditions nécessaires à l'émergence d'un marché international doivent également être créées. Lors de la COP 28, à Dubaï fin 2023, trente pays se sont engagés sur la reconnaissance mutuelle des certificats d'hydrogène propre et sur l'élaboration d'une norme internationale pour les technologies de l'hydrogène.