Julia Marton-Lefevre : Je reviens de la réunion des ministres de l'environnement des pays les plus industrialisés à Kobé, qui prépare le G8 qui aura lieu au Japon en juillet prochain. Nous avons parlé de la biodiversité d'une façon sérieuse pour la première fois, du changement climatique, et d'un programme japonais autour des trois 'R' : Recycler, Réutiliser et Réduire les déchets. Ce qui est important, c'est que les dirigeants du G8 ont enfin compris que la biodiversité n'est pas un sujet séparé du changement climatique. Pour s'adapter aux impacts du réchauffement, l'humanité aura en effet besoin d'écosystèmes sains, capables de résister. Il importe donc que l'endurance des écosystèmes, et des êtres humains, soient mis au centre de l'attention.
AE : Quels sont vos atouts ? Sur qui pouvez-vous vous appuyer pour plaider la cause de la biodiversité ?
JML : Ce qui est important ici à Bonn, c'est qu'il y a non seulement beaucoup de gouvernements, représentés au plus haut niveau par des ministres, mais il y a aussi énormément d'ONG, des entreprises, qui travaillent en partenariat avec la communauté des grands savants… Non seulement un mouvement politique, mais un mouvement social est en train d'émerger autour de la biodiversité, comme cela a eu lieu autour du climat. Pour moi, un des événements déterminants de cette conférence est la sortie du rapport sur les effets économiques de la perte de biodiversité, rapport demandé par l'IUCN et par la Commission européenne. Ce rapport a déjà fait grand bruit, d'ores et déjà surnommé le rapport Stern bis, coordonné par l'économiste indien Pavan Sukhdev. La version finale de ce rapport sera livrée lors de la COP 10 au Japon. Cette étude va réussir à expliquer cette idée assez complexe : les services des écosystèmes ont une valeur économique liée à leurs multiples fonctions et à leur rareté. Elle y parvient d'une façon claire et passionnée. Il faut à la fois savoir parler à l'économie et au grand public, car c'est aussi notre comportement qui doit changer, la façon dont on traite la nature. Imaginons un monde sans la nature….
AE : Justement, pourquoi la biodiversité est-elle si importante pour l'avenir de l'humanité ?
JML : Question majeure, que nous n'avons peut-être pas su expliquer au grand public. La biodiversité est vitale. Elle nous donne tout : la nourriture, l'air qu'on respire, mais aussi le plaisir, le plaisir d'aller faire une promenade dans un parc, elle offre les plantes et les sources des médicaments, sans tout cela on n'aurait rien à manger, rien à boire, et pas de médicaments. Autre chose, que l'on n'a pas prise en compte quand on a négocié Kyoto, c'est que les forêts ont un rôle très important pour réguler le climat. Et, de plus, elles abritent une biodiversité très riche, les molécules actives des médicaments, les sources et la protection de l'eau. Il y a quelques années, je me suis rendue en Amazonie et suis montée sur un poste d'observation surplombant la canopée. C'était un spectacle extraordinaire, c'était vraiment émouvant de contempler cette vaste étendue verte et silencieuse à quelques dizaines de mètres d'altitude, au ras des cimes… Je n'oublierai jamais cette expérience.
AE : A ce propos, que pensez-vous de la négociation de Kyoto sur les puits de carbone ?
JML : Je crois qu'elle a besoin d'être renforcée. C'est pourquoi il importe que les résultats de la présente conférence sur la biodiversité aient une influence sur la suite du déroulement des négociations sur le climat. Il faudrait développer des passerelles, des interconnexions entre ces négociations afin que ces divers domaines cessent d'être traités séparément. Le mécanisme de Réduction des Emissions liées à la Déforestation et à la Dégradation des forêts
(REDD) est une piste très intéressante, qui non seulement permettrait de protéger les forêts, mais aussi leurs habitants, les communautés forestières qui vivent dans les forêts et qui dépendent des écosystèmes et des ressources fournies par les forêts. Ces communautés ont, du reste, un rôle crucial dans la conservation des forêts et dans la production de produits dérivés comme les plantes médicinales. Il importe de ne pas séparer l'approche scientifique et l'approche sociale et humaine des écosystèmes, comme nous le faisons à l'UICN.
AE : Quelles sont les raisons d'espérer ?
JML : C'est que les médias s'intéressent et répercutent de plus en plus nos messages. Les jeunes générations aussi sont de plus en sensibles à l'avenir de la planète. Un mouvement est en train d'émerger. Il faut rester optimistes. On peut regretter que cela ait pris tellement de temps. Qu'importe, il faut aller de l'avant. On a déjà fait tellement de choses incroyables…
AE : Quelle est la position de l'UICN sur les agrocarburants ?
JML : Il faut être très prudent : tout dépend d'où et comment. Les biocarburants de deuxième et de troisième génération pourraient contribuer à une petite partie de la solution mais il est inconcevable de transformer de vastes surfaces de terres arables en cultures énergétiques, au risque de ne plus produire suffisamment de nourriture et d'affamer les petits paysans du sud pour faire rouler des grosses cylindrées au Nord. Seules ne peuvent être retenues que des options qui évitent de vastes monocultures mobilisant de vastes surfaces arables. Par exemple, des cultures de plantes endémiques comme le jatropha, qui ne se développent que sur des terrains spécifiques, sur sols désertiques où rien d'autre ne pousse, dans ce cas-là, seraient envisageables.
AE : Comment faire respecter concrètement la protection de la biodiversité ? Faut-il créer un tribunal de la biodiversité, assorti d'un système de sanctions ?
JML : Sans aller vers des systèmes autoritaires, il faut réaffirmer l'observance, la mise en œuvre effective des accords environnementaux. À L'UICN, nous avons une section juridique très importante. Évidemment, cela va prendre du temps de mettre en œuvre un système international de sanctions pour crimes environnementaux. Cela commence par les pays eux-mêmes, qui peuvent appliquer des sanctions chez eux.