Faut-il interdire, limiter ou continuer à autoriser les déplacements en jets privés ? Difficile d'échapper à cette polémique qui enfle, depuis quelques semaines, sur les réseaux sociaux, au moment même où l'exécutif annonce la « fin de l'abondance » et finalise son grand plan de sobriété. Suivie quotidiennement – bilan CO2 à l'appui – par des comptes sur Twitter comme FlightAware né en 2009, elonjet, apparu une décennie plus tard, ou i_fly_Bernard et laviondebernard créés tout récemment, cette pratique des ultrariches commence, en effet, à susciter la colère du public français. Émotion dont s'est saisi Julien Bayou, secrétaire national d'Europe Écologie-Les Verts, le week-end dernier, pour réclamer son « bannissement » par voie législative.
Ultra rapides et ultra polluants
Car ces voyages en avions affrétés à la demande pour de simples particuliers ou des entreprises, très rapides car équipés d'un moteur turbojet puissant, se caractérisent par une empreinte carbone désastreuse. Alors qu'un Français émet en moyenne 9 tonnes de CO2, en une année, pour l'ensemble de ses activités, selon l'Ademe, un seul petit jet privé de quatre à vingt places peut en produire 2 tonnes en une heure, d'après la fédération d'ONG européennes Transport & Environnement.
Pour cette dernière, chaque kilomètre ainsi parcouru « coûterait » à la planète 1 300 grammes de CO2 par passager, contre 128 g en avion de ligne et 25 grammes en train. Soit un peu plus de dix fois plus en mode privé qu'en mode commercial, voire jusqu'à vingt fois plus, pour le laboratoire d'idées Le Shift project, en fonction du type d'appareil utilisé et de son remplissage. Dans la seule journée du 18 août dernier, rapporte le compte i_fly_Bernard, l'avion du groupe Bolloré aurait généré par ce biais 22 tonnes de CO2 en trois voyages, entre Paris et Corfou, en passant par Toulon.
Une appétence toujours plus vive
Un microphénomène en valeur absolue ?
Rien de très inquiétant, selon le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran. Certes, « il ne faudrait pas que les Français aient le sentiment que ce serait toujours au même que l'on demande des efforts », concédait-il, lundi 23 août, au micro de France Inter. Mais pour le ministre chargé du Renouveau démocratique, les jets privés sont « dans la grande majorité », des transports commerciaux. « L'usage privé des jets privés est une toute petite partie de l'usage du jet, qui est lui-même une toute petite partie de l'usage de l'avion, qui représente une toute petite partie des émissions », explique-t-il. L'interdire, « cela ne va pas refroidir la planète ».
Si l'aviation d'affaires n'est, en effet, responsable « que » de 2 % des émissions de CO2 du transport aérien, pesant lui-même environ 2 % des émissions totales, d'après l'European Business Aviation Association (EBAA), le symbole n'en demeure pas moins puissant. D'autant plus puissant que la loi Climat et résilience interdit les trajets en avion commercial au voyageur lambda, quand une alternative en train existe en moins de deux heures et demie, et que les jets privés évitent les taxes dans la plupart des pays européens : en raison des exemptions prévues par l'actuel
Quel rôle pour l'État ?
Le week-end dernier, dans les colonnes du Parisien, le ministre des Transports, Clément Beaune avait d'abord assuré vouloir mettre fin à des comportements « qui ne passent plus », avant de plaider pour une « concertation » à l'échelle européenne, bien moins engageante à court terme et bien plus consensuelle au sein de l'exécutif. L'État « régulateur » a pourtant la responsabilité de fixer les objectifs à atteindre en matière de protection de l'atmosphère, de veiller à la réalisation des actions inscrites dans les plans et de renforcer la réglementation environnementale, au cas par cas, remarque l'Acnusa.
L'Autorité indépendante avait déjà demandé au gouvernement et/ou au Parlement de conduire une réflexion sur les conditions d'un développement durable de l'aviation d'affaires. Aujourd'hui, dans un communiqué du 22 août, elle enfonce le clou en recommandant sans ambiguïté aux pouvoirs publics de prendre des dispositions pour que l'aviation d'affaires « ne reste pas en dehors des efforts demandés à l'ensemble de la société pour réduire ses externalités portant atteinte à la santé, à l'environnement et au climat » et pour accompagner les collectivités territoriales « dans un développement raisonné de ce segment d'activité ».
De la concertation à la taxation
Mais quelles mesures prendre ? Parallèlement à la déconcentration de la régulation environnementale et sanitaire des aéroports, l'Acnusa recommande déjà aux collectivités et aux sociétés d'exploitation d'aéroports d'animer localement la réflexion nécessaire pour rendre l'aviation d'affaires « durablement admissible ». L'obligation faite à toutes les entreprises propriétaires de jets de rendre publics leurs déplacements en avion privé pourrait également se révéler un levier efficace pour changer de modèle, de même que la mise en place de quotas carbone individuels. Mais rien de plus convaincant que l'argument financier. Afin de rétablir un minimum d'équité et d'inciter chacun à utiliser les avions les plus verts possibles, l'Autorité de contrôle suggère ainsi au ministre chargé de l'Aviation civile de faire aboutir la classification des aéronefs en fonction des émissions d'oxydes d'azote.
Plus généralement, une taxe sur les billets et le carburant devrait être imposée aux jets privés à carburant fossile, adaptée à la distance de vol et au poids de l'avion, préconise Transport & Environnement, ou encore à la fréquence des vols pour le Shift Project. « En France, le taux d'imposition du carburant des jets privés est 35 à 40 % inférieur à celui de l'essence, ce qui procure un avantage fiscal aux personnes aisées par rapport à celles voyageant en voiture ou en train », souligne Transport & Environnement. Selon cette Fédération, une taxe sur le kérosène proportionnelle aux distances parcourues appliquée à tous les vols au départ de l'UE et du Royaume-Uni rapporterait 325 millions d'euros. En attendant, les gestionnaires des plus grandes plateformes pourraient mettre en place un système simple de modulation de leur redevance, indique l'Acnusa.
Limitation ou interdiction
Parmi les solutions envisageables figurent aussi la restriction des créneaux aéroportuaires ou une interdiction pure et simple, comme pour l'aviation commerciale, des trajets les mieux desservis par le train. En temps de crise énergétique et climatique, les modalités de partage de l'effort entre les membres de la société française méritent en tout cas d'être débattues. « En dépit de ses efforts de démocratisation, le transport aérien reste l'apanage d'une minorité de personnes, parmi les plus aisées. Seuls 10 % de la population mondiale prend l'avion chaque année et, en 2018, 1 % de la population mondiale était responsable de 50 % des émissions de l'aviation », rappelle le Shift Project.