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Les espèces protégées et le juge judiciaire

Le régime applicable aux espèces protégées est souvent apprécié au regard de la jurisprudence administrative. Pourtant, la lecture que peut en faire le juge judiciaire, pénal comme civil, ne doit pas être négligée.

DROIT  |  Étude  |  Biodiversité  |  
   
Les espèces protégées et le juge judiciaire
Arnaud Vermersch
Avocat, DS Avocats
   

Le régime de protection des espèces prévu par les articles L. 411-1 et suivants du code de l'environnement fait l'objet d'une abondante production jurisprudentielle et de commentaires non moins abondants de la part de la doctrine. Des arrêts Val Tolosa  (1) et Carrière de Nau Bouques (2) , en passant par le contournement de Beynac (3) et l'avis déjà fameux du Conseil d'État du 9 décembre 2022, Association Sud-Artois, nombreuses sont les décisions qui ont mobilisé les commentateurs s'interrogeant sur les modalités d'application du régime et l'appréciation de ses conditions cumulatives, dont la fameuse raison impérative d'intérêt public majeur (RIIPM).

En somme, un examen superficiel pourrait permettre de conclure qu'il s'agit avant tout d'un sujet de police administrative spéciale et, qu'en conséquence, les juridictions administratives sont les seules concernées. Il est vrai que quantitativement, il serait difficile de contredire cette lecture hâtive tant le nombre de décisions du juge administratif surpasse très largement celui du juge judiciaire. En outre, il est indéniable que le régime prévu est d'abord un régime de police administrative.

Pour mémoire, le régime de protection de certaines espèces résulte de l'adoption des directives Habitats et Oiseaux, et a été transposé en droit interne par les articles L. 411-1 et suivants du code de l'environnement.Aux termes de cet article, « lorsqu'un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l'écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation de sites d'intérêt géologique, d'habitats naturels, d'espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées et de leurs habitats, sont interdits (…) la destruction ou l'enlèvement des œufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l'enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d'animaux de ces espèces ou, qu'ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat ; (…) ».

Par exception, l'article L. 411-2 du code de l'environnement permet de déroger au principe d'interdiction d'atteinte si trois conditions cumulatives sont réunies, à savoir i) l'absence de solution alternative satisfaisante, ii) l'absence de nuisance dans un état de conservation favorable de l'espèce et iii) l'existence d'une motivation spéciale énumérée par le texte dont la démonstration d'une RIIPM (4) .

Ainsi, c'est bien un régime d'autorisation préalable par l'Administration qui a été instauré, régime dont l'application s'effectue en premier lieu sous le contrôle du juge administratif. En effet, que la dérogation soit attaquée directement, seule ou à l'occasion d'un recours plus global à l'encontre d'une autorisation environnementale, qu'elle soit manquante, que le pétitionnaire, bien souvent des associations de protection de l'environnement, tente de contraindre le préfet à l'exiger de la part des porteurs de projet ou exploitant, les occasions sont nombreuses pour soulever des moyens ayant trait à cette problématique devant le juge administratif. Il est vrai que depuis le « raidissement » de la jurisprudence déjà commenté dans ses colonnes, cela a pu conduire à quelques beaux succès contentieux de la part des requérants qui s'en saisissaient.

Est-ce à dire pour autant que le juge judiciaire n'a pas à en connaître ? Bien sûr que non. Si son intervention a été moins abondante, il n'en demeure pas moins qu'il a de bonnes raisons de s'intéresser à cette question. D'une part, le juge pénal est naturellement compétent puisqu'une infraction de droit pénal spécial existe en la matière. L'article L. 415-3 du code de l'environnement sanctionne de trois ans de prison et de 150 000 euros d'amende la méconnaissance du principe d'interdiction d'atteinte, à certaines conditions. Dès lors, le juge pénal a pu légitimement intervenir en ces matières. Reste néanmoins à clarifier son rôle dans l'économie du régime de protection des espèces.

D'autre part, le juge civil a également, et de manière plus audacieuse, pu se saisir de cette question en s'aidant naturellement des facilités offertes aux associations de protection de l'environnement agréées par l'article L. 142-2 du code de l'environnement. Cette intervention, illustrée récemment par deux arrêts de la troisième chambre civile de la Cour de cassation, respectivement du 30 novembre 2022 et du 21 décembre 2023, est nécessairement plus encadrée et ne manque pas de soulever certaines questions.

Ainsi, si l'intervention du juge judiciaire est admise, il n'en demeure pas moins qu'à la lecture des décisions rendues, le périmètre de cette intervention semble encore à préciser pour concilier des intérêts qui peuvent parfois s'avérer divergents entre nécessaire application du régime de protection stricte, sécurité juridique et respect du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires.

I. Le juge pénal, la protection ultime du régime

Classiquement, en matière de droit de l'environnement, le juge pénal est compétent pour connaître de l'infraction spéciale de nature à assurer l'effectivité, en cas de comportement répréhensible, du régime de protection des espèces. La portée de l'infraction qu'il doit sanctionner reste pourtant à clarifier à la marge.

Le régime de protection des espèces prévu par les articles L. 411-1 et suivants du code de l'environnement fait l'objet d'un contrôle de l'Administration et de l'application classique des mesures de police administrative. Néanmoins, outre ces mécanismes, le législateur a instauré une infraction de droit pénal spécial à l'article L. 415-3 du code de l'environnement. Aux termes de cet article, « est puni de trois ans d'emprisonnement et de 150 000 € d'amende 1° Le fait, en violation des interdictions ou des prescriptions prévues par les dispositions de l'article L. 411-1 et par les règlements ou les décisions individuelles pris en application de l'article L. 411-2 : a) De porter atteinte à la conservation d'espèces animales non domestiques, à l'exception des perturbations intentionnelles ; b) de porter atteinte à la conservation d'espèces végétales non cultivées ; c) de porter atteinte à la conservation d'habitats naturels ; d) de détruire, altérer ou dégrader des sites d'intérêt géologique, notamment les cavités souterraines naturelles ou artificielles, ainsi que de prélever, détruire ou dégrader des fossiles, minéraux et concrétions présents sur ces sites ».

Il résulte de ces dispositions que l'infraction prévue par l'article L. 415-3 du code de l'environnement ne peut être caractérisée qu'au regard des décisions individuelles adoptées par l'Administration à ce titre. En outre, le texte de l'infraction réprime le fait de porter atteinte à la conservation d'espèces animales. Ce faisant, et dans la mesure où, en vertu de l'article 111-4 du code pénal, « la loi pénale est d'interprétation stricte », il y a lieu de considérer que l'appréciation par le juge doit impliquer une analyse de l'état de conservations des espèces concernées. Ce faisant, le champ d'application de l'infraction pénale semble moins large que le champ d'application du régime de protection des espèces. En d'autres termes, une lecture stricte du texte d'incrimination permet de comprendre que la violation de la réglementation « espèces protégées » ne devrait donner lieu à une sanction pénale qu'en cas d'incidence sur l'état de conservation de l'espèce. Cette précision n'est pas anodine puisque la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a eu l'occasion de rappeler dans son arrêt Skydda Skogen (5) que le régime de protection ne cessait pas de s'appliquer « aux espèces ayant atteint un état de conservation favorable ».

Le spectre réduit du texte d'incrimination pénal au regard du principe d'interdiction posé par l'article L. 411-1 du code de l'environnement est au demeurant parfaitement cohérent avec la logique des textes et leur origine. En effet, le régime de protection des espèces est d'abord un régime de police administrative. Dès lors, la sanction du non-respect du principe d'interdiction des atteintes, hors les cas de dérogation, se situe sur le terrain administratif avec les possibilités de mise en demeure offertes à l'Administration et de cessation forcée d'activité. En revanche, pour les atteintes les plus graves, à savoir celles qui portent atteinte à l'état de conservation des espèces, une infraction pénale est prévue.

Ainsi, la question de l'état de conservation doit être appréciée par le juge pour établir l'élément matériel de l'infraction. Une telle analyse n'est pas toujours clairement explicitée. Dans son arrêt du 1er juin 2010 relatif à l'ourse Cannelle (6) , la Cour de cassation précise justement que le spécimen abattu est le « dernier spécimen local femelle d'ours brun, animal inscrit sur la liste des espèces de vertébrés protégés menacés d'extinction en France ». Plus récemment, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme cette interprétation en analysant précisément l'impact sur l'état de conservation au regard de l'ampleur de l'incidence en soulignant la superficie importante d'un défrichement de plus de 40 hectares (7) ou encore en soulignant le classement d'une espèce en « espèces prioritaires à conserver » (8) . Toutefois, d'autres décisions sont plus lacunaires sur ce point. Dans un arrêt du 14 mai 2019 relatif à l'usage de deux pinsons comme appelants lors d'une chasse et de la capture de soixante matoles, le juge ne semble pas s'attarder sur l'état de conservation de l'espèce pour décider d'entrer en voie de condamnation (9) . À ce titre, il semblerait opportun que la Cour de cassation détermine clairement les modalités d'appréciation de l'élément matériel.

La jurisprudence de la Cour de cassation a également permis de préciser que concernant l'élément moral, l'infraction est une faute d'imprudence ou de négligence. La cour rappelle régulièrement cet élément. Ainsi, dans son arrêt du 1er juin 2010 précité, elle indique qu'« une faute d'imprudence suffit à caractériser l'élément moral du délit d'atteinte à la conservation d'espèces animales non domestiques protégées, prévu par l'article L. 415-3 du code de l'environnement ». Dans cette espèce, relative à l'ourse Cannelle, la Cour de cassation avait constaté que la cour d'appel avait régulièrement caractérisé la faute d'imprudence en soulignant que le chasseur s'était volontairement mis en situation de danger alors même que la suspension de la battue aurait dû être ordonnée.

La Cour de cassation a récemment rappelé qu'une faute d'imprudence suffit à caractériser l'élément moral du délit dans un arrêt récent du 14 novembre 2023 (10) en soulignant, là encore, que la prévenue avait porté atteinte aux espèces malgré une mise en demeure édictée par arrêté préfectoral du 25 avril 2018. La Cour de cassation a également pu préciser qu'une tolérance administrative ne saurait en outre faire disparaître l'infraction (11) . Si cette solution semble bien établie, elle n'est pas sans difficulté au regard des textes des directives Habitatset Oiseaux. En effet, l'article 12 de la directive Habitats indique que les États membres doivent instaurer un système de protection stricte des espèces animales en interdisant « toute forme de capture ou de mise à mort intentionnelle de spécimens de ces espèces dans la nature ». Le 4e de l'article 12 précise a contrario, concernant les captures ou mises à mort accidentelles, qu'un système de contrôle doit être mis en place et des mesures doivent être adoptées « pour faire en sorte que les captures ou mises à mort involontaires n'aient pas une incidence négative importante sur les espèces en question ». Si la CJUE a eu l'occasion de préciser sa conception extensive de l'intentionnalité en relevant que le fait de s'engager dans une activité susceptible de porter atteinte aux espèces caractérisait « une intention », il n'en demeure pas moins qu'une distinction était opérée initialement. Une telle distinction était, au demeurant, pertinente pour distinguer l'exploitant ICPE (12) véritablement négligeant ou ignorant de la réglementation applicable de celui diligent mais dont l'activité peut causer la mort d'espèces protégées.

Ainsi, si la jurisprudence pénale semble établie (13) , il pourrait être opportun de préciser à la marge les éléments d'appréciation de l'infraction.

II. Le juge civil, un rôle encore en cours de définition

1.  Le juge civil mobilisé par les associations agréées de protection de l'environnement

Concomitamment au développement de la jurisprudence pénale, le juge civil s'est également saisi de la question de la protection des espèces protégées. Cette saisine n'était initialement pas évidente. En effet, juge des relations entre personnes privées, l'appréhension d'un dommage exclusif à l'environnement a longtemps été source de difficulté. Or, en matière de dérogations espèces protégées, l'objet de la réglementation vise à protéger des choses au sens juridique et non des personnes. Cette difficulté conceptuelle a néanmoins été traitée de deux façons par le législateur, ouvrant ainsi la voie à la saisine des juridictions civiles en présence d'un dommage à l'environnement, fondements qui ont été mobilisés en matière d'espèces protégées.

D'une part, et c'est l'évolution la plus récente, l'introduction par la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité dans le code civil les articles 1246 et suivants permet « à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l'État, l'Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d'introduction de l'instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l'environnement » d'agir en réparation du préjudice écologique. Ainsi, la circonstance que le dommage éventuel résultant du non-respect de la dérogation espèces protégées soit purement environnemental n'est pas de nature à faire obstacle à la saisine du juge civil. Cela étant, force est de constater que ce fondement est peu mobilisé. Si l'expression « préjudice écologique » est parfois utilisée en jurisprudence, c'est davantage par facilité de langage que par rigueur juridique. Sans doute la définition du préjudice écologique par l'article 1247 du code civil comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement » nécessite-t-elle pour le plaideur un effort de démonstration qu'il n'est pas toujours aisé d'apporter.

D'autre part, l'article L. 142-2 du code de l'environnement permet aux associations agréées pour la protection de l'environnement d'exercer les droits reconnus aux parties civiles en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu'elles ont pour objet de défendre et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives, entre autres, à la protection de la nature et de l'environnement. Ce fondement permet un accès élargi aux prétoires et les associations de protection de l'environnement s'en sont largement saisi, particulièrement en matière de protection des espèces. En effet, la lecture large faite tant par les chambres civiles que par la chambre criminelle de la Cour de cassation de ces dispositions permet une démonstration simple et une indemnisation aisée. Cette disposition permet en effet aux associations agréées d'obtenir une indemnisation du fait de fautes qui, sans avoir causé de dommage direct (et parfois même, sans avoir causé de dommage du tout, puisque le simple risque justifie l'engagement de la responsabilité (14) ), ont porté atteinte aux objectifs qu'elles défendent.

C'est dans ce contexte que le juge civil a pu connaître des problématiques liées aux espèces protégées. Très classiquement, le juge civil a été amené à sanctionner l'atteinte aux espèces protégées en l'absence de toute dérogation. C'est ainsi le cas d'une société ayant réalisé des travaux d'agrandissement et d'installation d'une zone d'activité et ayant obtenu pour ce faire une dérogation espèces protégées. La dérogation ayant été annulée par jugement du tribunal administratif, confirmé en appel, la société avait donc réalisé ces travaux sans titre dans la mesure où l'annulation est rétroactive. Le juge civil, qui constate « la perte de quelques tritons palmés »,prend néanmoins en considération la circonstance que la société a fourni « les efforts nécessaires pour régler les diverses difficultés signalées » et conclu, de manière confuse, qu'elle a ainsi diminué « le préjudice écologique ». Elle condamne la société à indemniser le préjudice moral indirect de deux associations à hauteur de 1 000 euros chacune (15) . Pour la réalisation de défrichage portant atteinte à l'habitat d'espèces protégées, sans dérogation, la cour d'appel de Besançon confirme la condamnation par le tribunal d'instance de Vesoul d'une société au paiement de la somme de 1 500 euros au titre des dommages et intérêts de l'association (16) .

Une telle solution est néanmoins sans incidence sur les attributions classiques du juge civil, notamment en matière de contentieux des troubles anomaux de voisinage. Dans une affaire relative aux troubles générés par la présence de batraciens, des particuliers avaient assigné leur voisin pour trouble anormal de voisinage qu'ils prétendaient subir du faire de la présence de batraciens introduits dans un mare créée au pied de leur immeuble. Dans ce contexte, les voisins à l'origine de la création de la mare avaient été condamnés et devaient combler la mare accueillant les batraciens à l'origine des troubles (17) . Une association de protection de l'environnement avait formé une tierce opposition à l'encontre de l'arrêt d'appel afin de solliciter qu'il soit précisé que le comblement de la mare devait être effectué en respectant la réglementation relative aux espèces protégées. La cour d'appel de Bordeaux (18) , saisie de la tierce opposition, a purement et simplement rejeté la tierce opposition en soulignant que l'exécution de son arrêt ne portait pas sur l'application de la réglementation au titre des espèces protégées et qu'elle n'avait pas à connaître des conditions nécessaires au titre de cette réglementation pour exécuter cette décision.

Si ces applications jurisprudentielles sont classiques, certaines juridictions ont pu être tentées d'aller plus en avant. Des décisions récentes ont ainsi brouillé les lignes de la compétence du juge.

2.    Les excès du juge civil limités par la Cour de cassation

Si l'indemnisation d'un préjudice résultant de la violation de la réglementation ou de son non-respect ne pose pas de difficultés particulières au juge civil, des décisions plus contestables ont été adoptées et ont conduit, in fine, la Cour de cassation à repréciser l'office du juge en la matière.

Ainsi, une première série de contentieux portait sur des tentatives de faire cesser des travaux en l'absence de dérogation espèces protégées, travaux pourtant régulièrement autorisés. Par un arrêt du 23 février 2023, la cour d'appel d'Aix-en-Provence (19) avait ainsi considéré qu'elle pouvait enjoindre à une société de cesser tous travaux, sous astreinte, jusqu'à l'obtention d'une dérogation espèces protégées et ce, alors même que la société était par ailleurs titulaire d'une autorisation environnementale au titre de la réglementation relative aux ICPE. De même, le juge des référés du tribunal judiciaire de Privas avait également pu s'engager dans la même voie et enjoindre la cessation de travaux par ailleurs régulièrement autorisés. Le président du tribunal judiciaire de Privas, par une ordonnance en date du 6 novembre 2023 (20) , avait suspendu des travaux de construction d'un complexe immobilier religieux. Le président avait en effet enjoint au maître d'ouvrage de stopper sans délai les travaux initiés jusqu'à l'obtention d'une dérogation à la destruction d'une espèce florale identifiée, à savoir le réséda. Ces tentatives ne sont pas neuves. Ainsi, la cour d'appel d'Aix-en-Provence avait déjà pu connaître d'une telle demande, sans toutefois y donner suite (21) . De telles décisions posaient en réalité la question de la séparation des pouvoirs entre juge judiciaire et autorité administrative. Dans quelle mesure un juge judiciaire pouvait légalement enjoindre de cesser d'exécuter des autorisations administratives légalement délivrées en les considérant comme insuffisantes ?

Cette question s'est également posée dans le cadre de l'exploitation d'un parc éolien régulièrement autorisé au titre de la réglementation ICPE et dont l'exploitation avait pour effet de causer des dommages à quelques spécimens d'avifaune. Là encore, la cour d'appel de Versailles (22) avait considéré que la responsabilité de l'exploitant pouvait être engagée et ce, malgré la conformité de l'exploitation aux autorisations administratives et l'absence de demande par l'autorité administrative d'une dérogation espèces protégées. La Cour de cassation, par un arrêt du 30 novembre 2022 (23) , a même confirmé une lecture particulièrement stricte en estimant que des arrêtés ICPE « n'avaient pas été pris en application des dispositions de l'article L. 411-2 relatif aux espèces protégées » et partant, que la circonstance que l'Administration n'ait, dans le cadre de son examen, pas exigé de dérogations espèces protégées ne pouvait servir de fait exonératoire de responsabilité. Elle estimait en outre que l'atteinte aux espèces protégées était établie dès qu'un seul spécimen d'une espèce protégée était touché.

Depuis, la Cour de cassation semble être revenue sur cette lecture extensive des pouvoirs du juge judiciaire. D'une part, elle a précisé sa grille de lecture en présence d'un titre administratif permettant l'activité à l'origine du trouble pour les espèces protégées, d'autre part, elle a fait sienne la lecture du régime de la dérogation « espèces protégées » telle qu'énoncé par le Conseil d'État dans son avis du 9 décembre 2022, abandonnant donc l'application systématique dès le premier spécimen du régime de protection. En effet, par un arrêt du 21 décembre 2023, la Cour de cassation énonce ainsi que « les autorisations environnementales délivrées au titre de la police de l'eau et de celle des ICPE constituent, quelle que soit leur date de délivrance, des autorisations globales uniques excluant la compétence du juge des référés judiciaire pour se prononcer sur une demande de suspension d'activité au motif du trouble manifestement illicite résultant de l'absence de dérogation à l'interdiction de destruction de l'une de ces espèces protégées ». Ce faisant, la Cour de cassation renvoie au juge administratif la question relative à la nécessité d'obtenir ou non une dérogation espèces protégées et considère que, dès lors que l'Administration a été mise en mesure de se prononcer, le juge civil n'a pas à sanctionner l'absence d'une telle dérogation comme il avait pu le faire en substituant son appréciation à celle de l'Administration. Par cet arrêt, la Cour de cassation censure l'arrêt précité de la cour d'appel d'Aix-en-Provence en date du 23 février 2023.

Dans un arrêt du 8 février 2024 (24) , la cour d'appel de Nîmes a précisément fait application de cette jurisprudence de la Cour de cassation en censurant l'ordonnance du président du tribunal judiciaire de Privas précitée. La cour d'appel énonce très clairement, en visant le principe de séparation des pouvoirs, que « le juge judiciaire ne peut retenir sa compétence qu'en l'absence de décision de l'autorité administrative au titre de ses pouvoirs de police administrative sur le point dont il est saisi ». Il convient bien évidemment de souligner que la décision concernée ne correspond pas nécessairement à l'octroi d'une dérogation. En effet, une décision de l'autorité administrative concluant à l'absence de nécessité d'obtention d'une dérogation est bien une décision au titre des pouvoirs de police administrative et partant, est de nature à exclure la compétence du juge judiciaire. De fait, au cas d'espèce, la cour d'appel procède à une analyse in concreto en soulignant que lors des contentieux administratifs, la question des espèces protégées a été abordée, qu'en outre, un communiqué de la préfète de l'Ardèche a confirmé l'absence de nécessité d'obtention d'une dérogation. Elle en conclut qu'il « ressort donc de ce qui précède que l'autorité administrative dans le cadre de l'exercice de son pouvoir de police de la protection des espèces protégées a pris toutes les décisions qu'elle estimait utile s'agissant de la protection du réséda ».

En d'autres termes, il résulte du raisonnement de la cour d'appel que dans l'hypothèse où la problématique des espèces protégées n'a pas été ignorée par l'Administration, celui-ci, eu égard au respect du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, ne saurait intervenir. Une telle lecture nous semble nettement plus conforme aux exigences constitutionnelles relatives à l'absence de contrôle de l'activité de l'Administration par le juge judiciaire mais également plus sûre en termes de sécurité juridique. En effet, en laissant l'Administration procéder à son analyse sous le contrôle du juge administratif, la part résiduelle laissée au juge judiciaire concerne les hypothèses où il y aurait eu une ignorance du sujet par les autorités instructrices des autorisations, soit du fait de la carence de l'Administration ou d'une attitude dolosive du porteur de projet. Le juge judiciaire agit donc en somme comme un filet de sécurité pour les espèces protégées.

Reste à savoir si une telle répartition des rôles résistera aux évolutions éventuelles qui pourraient résulter de la jurisprudence des juridictions communautaires, notamment dans l'hypothèse où ces dernières se prononceraient sur la portée de l'avis du 9 décembre 2022 du Conseil d'État…

1. CE, 24 juill. 2019, n° 414353 : Lebon T., SAS PCE et a., Dr. Env. 2019, p. 3432. CE, 28 déc. 2022, n° 449658 : Lebon T.3. CE, 5 août 2020, n° 4332784. À noter que « la tradition ininterrompue » n'est pas un motif de dérogation instauré par le législateur : Cass. crim., 19 août 2020, n° 20-80.6495. CJUE, 4 mars 2021, n° C-473/19, Skydda Skogen6. Cass. crim., 1er juin 2010, n° 09-87.159 : Bull. crim.7. Cass. crim., 18 oct. 2022, n° 21-86.965 : Bull. crim.8. Cass. crim., 14 nov. 2023, n° 22-86.9229. Cass. crim., 14 mai 2019, n° 18-82.66510. Cass. crim. 14 nov. 2023, op. cit.11. Cass. crim., 16 oct. 2018, n° 17-86.815 ; Cass. crim., 14 mai 2019, op. cit.12. Installations classées pour la protection de l'environnement13. Avec toutefois une montée en puissance des amendes prononcées : par ex. TJ Angers, 22 août 2023, n° 1119/2023 et le prononcé d'une amende de 450 000 euros à l'encontre de SNCF Réseau14. Cass. crim., 29 juin 2021, n° 20-82.245 : Bull. crim.15. CA Rennes, 13 déc. 2023, n° 21/0020116. CA Besançon, 23 févr. 2021, n° 19/0137517. CA Bordeaux, 2 juin 2016, n° 14/02570, confirmé par Cass. 2e civ., 14 déc. 2017, n° 16-22.50918. CA Bordeaux, 17 déc. 2019, n° 18/0304419. CA Aix-en-Provence, 23 févr. 2023, n° 22/1263420. TJ Privas, 6 nov. 2023, n° 23/0030721. CA Aix-en-Provence, 12 mai 2011, n° 11/0027622. CA Versailles, 1er mars 2021, n° 19/05299

23. Cass. 3e civ., 30 nov. 2022, n° 21-1640424. CA Nîmes, 8 févr. 2024, n° 23/03521

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