Agriculteur, voisin d'une zone agricole ou consommateur de produits végétaux… "Comment les multinationales de l'agrochimie inondent nos régions avec leurs pesticides, au risque de mettre en danger notre santé ?". Les équipes d'Elise Lucet de Cash Investigation sur France 2 ont mené l'enquête pendant un an, suscitant de nombreuses réactions, après sa diffusion mardi soir. Celles d'internautes lambda "choqués par les images" mais aussi des ministres "conscients [de leur danger]". Tandis que les industries phytosanitaires dénoncent "une émission orientée".
Pourquoi ce reportage (1) fait-il autant de bruit ? Les journalistes ont réalisé la première carte détaillant département par département les pesticides (herbicides, insecticides ou fongicides) classés dangereux ou potentiellement dangereux utilisés depuis 2008. Date du lancement du plan national qui vise la réduction de moitié de leur usage (Ecophyto) : un objectif initialement prévu pour 2018 puis repoussé à 2025. En cause : l'utilisation des produits phytos a continué d'augmenter de 9,2% entre 2012 et 2013 dans les zones agricoles, selon les chiffres du ministère de l'Agriculture.
65.000 tonnes de pesticides épandues par an
Cette carte a été réalisée par les équipes de Cash Investigation, en quatre mois, à partir d'une base de données confidentielles récupérée auprès du ministère de l'Ecologie détaillant les ventes de pesticides en France métropolitaine, produit par produit, entre 2008 et 2013, et de 2009 à 2013 pour l'Outre-mer. Le ministère de l'Agriculture exerce également un droit de regard sur la publication de ces données, ont précisé les journalistes. "Chaque année, près de 100.000 tonnes de pesticides classés dangereux ou potentiellement dangereux sont utilisées en France (…). En moyenne, ce sont près de 65.000 tonnes de pesticides purs qui sont épandues chaque année sur notre territoire", relève l'enquête.
Les départements de la Gironde, de la Marne et de la Loire-Atlantique "arrivent largement en tête, avec des ventes de pesticides dangereux trois fois et demie supérieures à la moyenne de l'ensemble des départements français", précisent les journalistes. Par exemple, en Gironde, 3.320 tonnes de pesticides "dangereux" sont vendues par an.
Les journalistes ont ainsi identifié 71 substances qui sont jugées dangereuses (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques, neurotoxiques…) ou potentiellement dangereuses par des organismes américain (Environmental Protection Agency) et européen (base de données gérée par la Commission européenne) ou le Centre international de recherche sur le cancer, qui dépend de l'OMS. "Le folpel produit par Bayer, l'atrazine de Syngenta ou le chlorpyriphos-éthyl de Dow Chemical. Derrière ces noms inconnus du grand public se cachent des molécules aux risques sanitaires avérés", souligne le reportage.
Dans le cadre du plan Ecophyto 2, le ministre de l'Agriculture Stéphane Le Foll a fixé pour objectif une réduction de 50% des pesticides d'ici à 2025 mais aussi une augmentation de 20% des substituts, avec "sanctions financières", a-t-il réaffirmé devant les caméras de Cash Investigation. Les prescripteurs devront diminuer les ventes de phytosanitaires de 20% en cinq ans (d'ici 2020) et promouvoir des alternatives.
Interrogé par Elise Lucet sur la dangerosité du chlorpyriphos-éthyl, le ministre a pris position et s'est engagé à limiter l'usage de cet insecticide dès cette année voire l'interdire. Le chlorpyriphos-éthyl vise à lutter contre certaines chenilles dans les plantations de blé, de colza ou de vigne. "Je me bats pour que ce soit réduit, parce que c'est non seulement un danger pour l'environnement, un danger aussi pour la santé et en même temps c'est une perte économique", a déclaré M. Le Foll durant l'émission. "Il va falloir réviser toutes les utilisations de ce produit", a-t-il ajouté. Le ministre attend toutefois les résultats d'un rapport de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), à paraître à la fin du mois ou début mars.
Depuis le 1er juillet 2015, l'Anses est chargée de délivrer les nouvelles autorisation de mise sur le marché (AMM) des pesticides et non plus le ministère de l'Agriculture. Selon l'AFP, l'Anses s'est saisie en 2015 de ce dossier après que l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) ait réévalué cette substance neurotoxique et revu à la baisse ses valeurs admissibles. Le chlorpyriphos-éthyl est jugé par des études comme dangereux pour le développement cérébral des enfants in utero. "La baisse des valeurs toxiques de référence au niveau européen va probablement conduire à limiter grandement le nombre d'usages", estime le directeur général adjoint scientifique de l'Anses, Gérard Lasfargues, interrogé par l'AFP.
Ségolène Royal : "Le lobby de la production des pesticides est très puissant"
Interviewée ce mercredi matin sur France Inter, la ministre de l'Ecologie Ségolène Royal s'est félicitée de la diffusion de ce reportage et a valorisé son action. "Je me réjouis que la télévision traite ce sujet-là. (…) Je vois avec quelles difficultés j'ai pu interdire l'épandage aérien, interdire l'utilisation des pesticides dans les espaces verts et les jardins privés dans la loi de transition énergétique à compter de l'été prochain. J'ai aussi fait retirer de la vente des jardineries le Roundup", a-t-elle souligné. Et d'ajouter : "Le lobby de la production des pesticides en France est très puissant. Je me réjouis de voir Stéphane Le Foll l'affronter. C'est la première fois qu'un ministre de l'Agriculture s'engage".
L'association Générations futures - dont le directeur a participé à l'émission – a salué "une enquête fouillée et construite". "Beaucoup d'entre vous ont manifesté leur colère, leur indignation et leur envie d'agir après la diffusion hier du très bon documentaire de Cash Investigation sur les pesticides et leurs effets sur la santé", a déclaré l'association dans un communiqué.
Industries phytos : "Une émission à charge"
Jean-Charles Bocquet, directeur de l'Association européenne de protection des plantes (ECPA) a tenté de défendre l'industrie phytopharmaceutique durant l'émission. Dans un communiqué, l'Union des industries de la protection des plantes (UIPP) a fustigé une enquête "orientée" et "des omissions" de la part des journalistes. "Cash Investigation instruit le procès à charge de l'Industrie des produits phytopharmaceutiques. Montrer que les produits phyto présentent des risques est aisé, puisque cela peut être le cas si les mesures de précaution ne sont pas respectées". Et de rappeler : "Ce sont les autorités sanitaires européennes et françaises, ainsi que le ministère de l'Agriculture, qui décident si un produit peut être présent sur le marché en garantissant la sécurité de l'utilisateur jusqu'au consommateur".
Selon l'UIPP, l'équipe a "omis d'indiquer que les ventes d'insecticides ont été divisées par 6 depuis 1990". Les études d'impact des phytos sur la santé "contredisent les conclusions de l'émission", a ajouté l'organisation professionnelle, en s'appuyant notamment sur les résultats de l'étude française Agrican sur 180.000 personnes. "Ces études confirment que les agriculteurs vivent plus longtemps que la population générale". Toutefois, l'enquête Agrican, parue en 2011, n'excluait pas un lien entre l'exposition des agriculteurs aux pesticides et des mélanomes (cancers de la peau).
De son côté, la multinationale suisse Syngenta "confirme qu'aucun produit à base d'atrazine n'est vendu en France [interdit depuis 2003] sous une de ses marques. Par conséquent, les détections actuelles ne peuvent pas être liées au commerce légal de ces produits sur [le] territoire [français] (…). L'émission Cash Investigation a proposé une lecture simplifiée des thèmes importants relatifs à la sécurité sanitaire et environnementale de l'atrazine", a dénoncé le groupe dans un communiqué.